Deux ans après.
Nous n'avons rien oublié des 7 et 9
janvier 2015, ni des attentats suivants qui ont frappé l'Europe et
notre âme : Paris, Bruxelles, Saint-Etienne du Rouvray, Nice,
Berlin. Nous ressentons la même douleur en évoquant Maroua, Sousse,
Bamako, Bagdad..., n'oublions pas non plus Mossoul et Alep.
Chacun se souvient exactement de ce
qu'il faisait dans ces moments terribles. Pour ma part, et je sais
bien que je ne suis pas le seul, je ne suis pas encore remis des
attentats de janvier 2015, intimement liés à ces moments vécus
avec mes anciens élèves dans un lycée technique de Marseille. Nous
étions le mercredi 7, en début de cours, vers 13h30, un peu coupés
du monde depuis le matin. Je sentis alors un malaise dans la classe
de 1ère Bac Pro avec laquelle j'avais cours à ce moment-là. Je vis
les visages des élèves s'assombrir en regardant leur smartphone,
qui commençaient à recevoir des alertes infos, je consultai donc le
mien. Evidemment, je n'ai pas réussi à continuer le cours
normalement, puisque certains élèves étaient hébétés et
m'interpellaient sur ces événements. Nous ne savions absolument
pas, à cette heure précise, de quoi il s'agissait précisément.
Nous étions sous le choc, littéralement groggy. Une fois rentré
chez moi, j'ai aussitôt allumé la télévision et vu les images.
Dès que j'ai eu connaissance d'une marche silencieuse le soir-même,
j'y suis allé, sur le Vieux-Port, et là l'ambiance était la même :
sombre, recueillie, hébétée. Les premières pancartes « Je
suis Charlie » circulaient.
Le lendemain matin, bien sûr, j'ai
senti que mon devoir était de laisser libre cours à la parole des
élèves, qui me demandaient simplement mon point de vue sur Charlie
Hebdo. Je n'ai entendu aucun propos de haine ni pro-terroriste parmi
mes élèves, certains pourtant de confession musulmane. Ils m'ont
demandé si j'étais Charlie, moi aussi. Je répondis la vérité, ce
qu'ils attendaient : c'est un journal satirique qui ne m'a pas
toujours fait rire dans ses exagérations et ses généralisations,
mais c'est justement le but de la caricature. S'attaquer à la
religion ne fait pas avancer le débat. Mais Charlie Hebdo a toujours
été du côté des opprimés, contre le racisme, allant jusqu'à
lancer une pétition pour la dissolution du FN. Je savais que
certains de mes élèves ne pouvaient pas « être Charlie »,
mais je ne voulais pas censurer leur parole et surtout, leur faire
comprendre qu'on peut ne pas être d'accord avec un journal sans
justifier le massacre de toute sa rédaction. Aucun d'entre eux ne
s'est d'ailleurs réjoui de cette tuerie. J'ai aussi expliqué que,
parmi les dessinateurs, il y avait Cabu, que je connaissais depuis
mon enfance et qui, dans ses dessins provocateurs et dans sa
gentillesse, son amour du jazz, son humour, m'accompagnait depuis
toujours.
A la récréation, le proviseur du
lycée a demandé à l'ensemble des professeurs d'assurer eux-mêmes
la minute de silence avec chacune de leur classe, à midi pile. C'est
ce que j'ai fait, avec une classe de BTS. Des jeunes de toutes
confessions : catholiques, protestants, juifs, musulmans,
athées... Un peu avant midi, j'ai interrompu le cours et, sans aucune
préparation, j'ai littéralement improvisé un discours sur la
tuerie de Charlie-Hebdo, défendant à la fois la liberté de penser,
de croire ou de ne pas croire, de s'exprimer dans le respect et
l'écoute des autres, en présentant la liberté de la presse comme
un pilier de notre démocratie, tout en affirmant qu'on ne peut en
aucun cas massacrer pour des dessins. Assise au premier rang, une
étudiante, musulmane, qui portait le voile à l'extérieur du lycée
pour prendre le bus, l'enlevait avant d'entrer dans l'enceinte de
l'établissement et, surtout, ne dérangeait personne avec cela. Je
la voyais terrifiée et bouleversée par ces événements et les
conséquences graves pour la communauté musulmane :
généralisation, amalgame, stigmatisation, représailles... Nous
avons échangé plusieurs regards pendant cette minute de silence,
nous aurions pu éclater en sanglots ensemble. Mais nous avons tenu
le coup. A la fin du cours, je suis allé vers elle pour lui parler
et lui demander comment elle se sentait. Elle me répondit qu'elle
était très touchée par toute cette horreur et effrayée par les
répercussions néfastes. « Les gens vont continuer à nous
regarder autrement, c'est sûr ». Puis, elle me demanda si
j'allais bien, à mon tour. Ce fut un moment très fort et très
émouvant dans ma vie professionnelle. Il est encore très présent
en ce jour particulier.
Le 9 janvier, l'horreur recommençait,
je l'ai encore su grâce à d'autres élèves en BTS, j'ai vu les
images de l'Hyper Cacher à midi et j'ai attendu, hébété et
meurtri, la fin de cette folie. Mais j'ai dû, comme vous, continuer
à vivre, et je me souviens que c'est à la caisse d'un supermarché
que j'ai entendu la radio, annonçant l'assaut final par les forces
de police. Les jours suivants, après la manifestation du 11 janvier, j'ai continué à en parler chaque fois que mes élèves des différentes classes en ressentaient le besoin. Mes élèves juifs étaient évidemment profondément émus par l'attaque de l'Hyper Cacher.
Deux ans ont passé, déjà. Je n'ai jamais cédé à la peur ou à
la panique et j'invite mes amis, mes concitoyens à ne pas afficher
leur peur, sinon cela signifie que les terroristes passés, présents
et futurs ont gagné.
Nous devons désormais continuer à
vivre, à travailler, à sortir, à aller au concert, à nous amuser, à
rire. C'est la meilleure réponse aux attentats. Mais surtout, nous
ne devons pas céder aux sirènes attirantes des discours haineux de
la droite et du FN à l'égard des musulmans de France et du monde
entier. Ceux qui commettent ces attentats le font au nom d'idées
nauséabondes qui ne peuvent être assimilées à la religion. En
France, les musulmans sont des milliers à vouloir vivre en paix tout
en pratiquant leur foi librement et sereinement. Bien sûr, il y a le
danger de la radicalisation pour une minorité d'entre eux, je suis bien placé pour en parler en
raison des publics que j'accueille en formation, dont certains ont
été approchés voire tentés par ces réseaux. En face, nous devons
avoir pour outils l'éducation, la formation, la lutte contre les
inégalités sociales et économiques et contre l'abandon des
services publics dans bon nombre de ces fameux « quartiers
sensibles », sans écarter la sanction et la répression si
nécessaire. Mais les discours sur la déchéance de la nationalité
et sur le burkini n'ont rien arrangé : on généralise, on
stigmatise, on s'en prend aux migrants, on publie des dizaines de
livres sur la perte de la République et la fin de la civilisation
(c'est très lucratif). Au lieu de rassurer, de fédérer, de dire
« oui, il y a ces groupes dangereux, mais nous devons leur
montrer qu'au-delà de nos différences de religions, nous savons
vivre en paix dans le même pays ». Car c'est quand même une
réalité objective : ici et là, il y a des centaines
d'initiatives, d'actions, de mobilisations pour que notre société
rebondisse et que la confiance soit retrouvée entre nous tous, loin
des discours ambiants et majoritaires dans les médias. Je raconterai
pour finir un dernier souvenir : dans un autre centre de
formation, c'est une jeune musulmane, elle aussi voilée en-dehors
des cours, qui a aidé deux jeunes irakiennes chrétiennes tout juste
exilées de leur pays, à traduire en langue arabe les informations
que je leur donnais parce qu'elles ne parlaient pas un mot de
français. A ce moment-là, pas de grands discours, pas de slogans,
pas de caméras. Juste des êtres humains qui se serrent les coudes
et s'entraident. C'est ce que je veux retenir et défendre, coûte
que coûte, pas après pas, en ce 7 janvier 2017.
Je suis et resterai Charlie. Je suis résolument et viscéralement humaniste. Je suis humain.
Je suis et resterai Charlie. Je suis résolument et viscéralement humaniste. Je suis humain.
Renaud - Hyper casher // Renaud Album 2016 par Hip-HopRai
Chanson que j'ai écrite plusieurs semaines après : "Immense colère".
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